Tribune de Pierre Saint-Amans, président de La Cimade 63

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Nous avons demandé à Pierre Saint Amans, militant humaniste, de nosu écrire une tribune. L’idée nous est venue après une soirée entre potes durant laquelle, nous avons entendu cette phrase  » Mais enfin, Eloïse, on ne peut pas accueillir toute la misère du monde »…alors, nous avons demandé à Pierre son analyse et ses connaissances sur le sujet. Avec les arguments donnés ici, nous pourrons alors faire taire la méconnaissance, les clichés, et les phrases toutes faites, trop souvent entendues…

 

Depuis quelques années on parle beaucoup des migrations, souvent en racontant n’importe quoi. Beaucoup évoquent une crise migratoire. Elle n’existe pas. Le problème c’est la crise des politiques migratoires mises en œuvre en Europe et en France qui sont inhumaines, et reposent sur un mensonge. C’est la fameuse phrase « la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde » (mais elle doit en prendre toute sa part, deuxième partie de la phrase prononcée par Michel Rocard en 1990 qu’on oublie souvent, volontairement ou non).

 

Première chose : les personnes qui quittent leur pays pour entreprendre un long périple (très coûteux et très dangereux…) ne sont pas les plus pauvres ni les moins qualifiées. Parler de misère pour qualifier les personnes migrantes est un raccourci grossièrement en désaccord avec la réalité. Une étude récente montre en effet que les personnes migrantes en France sont à la fois plus diplômées en moyenne que les personnes restées dans leur pays d’origine mais aussi plus diplômées que les Français pour de nombreux pays d’origine, tels que la Chine mais aussi le Sénégal ou la Roumanie par exemple.  https://www.latribune.fr/economie/france/quand-les-immigres-sont-plus-diplomes-que-les-francais-638997.html

 

La notion de « tri » est très à la mode chez les pouvoirs publics et de nombreuses personnalités politiques. La Cimade, ainsi que la plupart des associations solidaires avec les personnes migrantes la refuse absolument : le tri est inhumain. Il conduit à une Europe forteresse qui voit mourir chaque année des milliers de personnes tentant de la rejoindre. Il mène aussi à des pratiques qui font honte à notre pays : enfants abandonnés en pleine montagne à la frontière franco italienne, tentes lacérées etc. Ce tri amène également les pays de l’Union Européenne à conclure des accords honteux avec des gouvernements brutaux (Turquie…), accords qui piétinent les droits humains.

L’argument principal de celles et ceux qui défendent le tri est l’afflux de personnes migrantes dans notre pays et en Europe. De quoi parle-t-on exactement ?

 

Il y a dans le monde environ 3% de personnes migrantes. Ce chiffre est stable depuis la fin de la 2ème guerre mondiale. Sur ces 3% seul un tiers des personnes migrent d’un pays du sud vers un pays du nord. On ne parle presque jamais des autres migrations mais elles sont très majoritaires ! Un tiers de migrations sud-sud (les Syriens qui ont fui leurs pays se sont très largement réfugiés dans les pays voisins, en Jordanie, au Liban et en Turquie), 25% de migrations nord-nord, sans oublier les migrations nord-sud (Un français qui va travailler en Australie pourrait être qualifié de migrant économique mais on préfère parler d’expatrié…).

Il n’y a donc qu’1% de la population qui migre d’un pays du sud vers un pays du nord. En 2015, année marquée par un exil important de personnes fuyant en particulier la Syrie, l’Erythrée, l’Afghanistan… 1,2 million de personnes arrivent en Europe. 1,2 million dans un espace de 500 millions d’habitants soit 0,24%. Dans ce calcul, on ne compte pas toutes les personnes entrées en Europe et reparties dans la même année… Ce chiffre a, de plus, fortement diminué en 2016 et en 2017.

En France : le soi-disant afflux de personnes migrantes est encore plus dérisoire. En 2016 la France comptait 7% des demandes d’Asile déposées en Europe. En 2017, 100 000 demandes d’Asile ont été déposées dans notre pays. Le taux d’acceptation cette même année est inférieur à 27%, ce qui est beaucoup moins que dans plusieurs pays européens. Depuis 15 ans ce taux oscille entre 18 et 32%, il est plus faible les années où les dossiers déposés sont plus nombreux http://www.liberation.fr/france/2018/02/14/les-demandeurs-d-asile-goutte-d-eau-dans-la-demographie-francaise_1629390   : on peut en conclure que s’organise une gestion du nombre de personnes accueillies. Cela contrevient au respect de la Convention de Genève qui régit le droit d’Asile. Ce droit n’est pas correctement appliqué en France aujourd’hui.  

Plutôt que de défendre des politiques qui trient, discriminent, humilient et tuent, les dirigeants politiques français seraient plus inspirés de sauver des vies en instaurant des voies d’accès légales au territoire européen et un accès inconditionnel aux personnes bloquées aux frontières. Ils seraient plus inspirés de faire respecter le droit d’Asile tel qu’il est défini dans la Convention de Genève et de prendre en compte les nouvelles causes d’exil (écologiques…). Ils seraient plus inspirés de mettre en place un titre de séjour unique autorisant à travailler, et abandonner la logique de l’immigration sélective pour favoriser un droit au séjour fondé sur le respect des droits fondamentaux. Ils seraient plus inspirés de fermer les lieux d’enfermement spécifiques aux personnes migrantes. Ils seraient plus inspirés d’encourager la solidarité au lieu de la criminaliser et de harceler les personnes migrantes et leurs soutiens.

Ils seraient plus inspirés enfin de dire la vérité, avec courage : la migration existe depuis toujours et continuera d’exister. La politique actuelle est ruineuse (le budget de l’Agence Européenne de surveillance des frontières Frontex explose chaque année pour atteindre 300M en 2017 tandis que le coût d’une expulsion est de 20000€, en comptant le billet d’avion, le séjour en rétention…) et ses conséquences dramatiques. Il faut en changer, au plus vite. D’abord pour être à nouveau en accord avec la devise de notre pays, Liberté, Egalité, Fraternité. Ensuite pour agir efficacement dans la protection urgente de la vie, de la dignité et de l’intégrité des personnes exilées. Enfin car c’est la seule solution possible afin de répondre aux défis de notre époque et aux bouleversements (en particulier écologiques) qui arrivent. Le pragmatisme et l’intelligence résident dans ce changement, pas dans l’entêtement tout répressif qui prévaut actuellement en France et en Europe, loin, très loin de populations solidaires, inventives et qui sont souvent en avance sur leurs gouvernants. Construisons des ponts, pas des murs. 

 

Pierre Saint-Amans

Publié le 20 février 2018

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1 réflexion sur “Tribune de Pierre Saint-Amans, président de La Cimade 63”

  1. Auteur Racisme Social

    la raison peut-elle dominer l’irrationnalité ? Bonjour,

    Tout ce qu’expose Pierre Saint Amans est exact et juste. Mais quelle valeur a la « vérité », ontologique, scientifique, face à l’opinion, aux sentiments et jugements, irrationnels ? C’est tout à fait comparable avec la situation de « l’austérité » : des citoyens, mais aussi des intellectuels, parfois « brillants », s’échinent à s’adresser aux dirigeants de l’UE pour leur expliquer que, rationnellement, « l’austérité » (traduisons : la sélection des « efforts » économiques en fonction de l’identité des personnes), est une impasse, un échec, à priori, et à postériori. Sauf que les tenants de cette « austérité », qui ont souvent un solide QI, le savaient, le savent, aussi, même, à priori, que cela ne « marcherait pas », puisque c’était une part de leurs objectifs, à savoir que les Etats connaissent des situations budgétaires de plus en plus difficiles, graves. Donc, cette réponse, cette « explication », rationnelle et raisonnable, reste, sans effet. Sur ce sujet des migrations, des immigrations, il en va de même. Les faits étant ce qu’ils sont, les connaissances étant ce qu’elles sont, il n’y a aucune inquiétude, exagérée, à ressentir, diffuser. Mais qui, TOUS LES JOURS, fait de ce « fait », un sujet, permanent, de, discours, etc ? Depuis des années, je peux en attester, et je ne suis pas le seul, j’ai vu, à l’oeuvre, les MEDIAS DOMINANTS, imposer ce « sujet », en parallèle avec le discours de l’extrême-droite. Ils sont bien embêtés : ils n’imaginaient pas que Mme Le Pen puisse être autant écrabouillée qu’elle l’a été en mai 2017. Mais ils savent qu’ils peuvent compter sur cette extrême droite hors extrême droite, celle qui est, sise, dans la fonction publique, dans certaines administrations, voire à la tête de certains ministères. Donc, pour changer cette situation, il faut la prendre en compte dans son ensemble, avec, notamment, ce rôle central des médias mainstream, dans les confusions, sociales, dans les manipulations, et intégrer le fait que, sans changement profond de la structure et du fonctionnement de la « République », nous continuerons à subir ce même racisme social qui vise autant les migrants, exploités dans tous les sens (dans le travail, comme dans « l’imaginaire »), que les non-migrants, les plus pauvres. Ce sont les mêmes qui sont visés, celles et ceux qui n’ont pas les moyens de s’imposer par l’argent.

    Ce commentaire est publié, comme texte et réponse, sur le site : http://racisme-social.info/

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