Avec la loi sur le secret des affaires, informer deviendra-il un délit ?

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Publié le 2 mai 2018,

Mercredi 18 avril, le sénat a adopté la nouvelle proposition de loi sur le secret des affaires. Une forte mobilisation contre le projet s’est organisée parmi les journalistes et une pétition a récolté plus de 500 milles signatures. Celine Boussié, première lanceuse d’alerte relaxée en France en novembre 2017, nous explique pourquoi elle aussi, s’est engagée contre cette loi et a écrit une lettre adressée au Senat qui dénonce le projet.

En 2013, Céline Boussié travaille dans l’institut médico-éducatif de Moussaron. Elle est témoin de maltraitances d’enfants et décide de dénoncer ce qu’elle voit. Ainsi, en prenant la décision de signaler des faits illégaux sur son lieu de travail, commence son long et périlleux parcours de lanceuse d’alerte. Une traversée sur laquelle Mediacoop s’était penché en 2016 dans un documentaire qui lui était consacré. 

https://mediacoop.fr/rubrique/documentaires/lanceurs-dalerte-la-vie-dapres-episode-1-le-milieu-medico-social

A l’époque, le témoignage de Céline illustrait déjà les difficultés que rencontraient les lanceurs d’alerte. Elle témoignait avec des mots forts, des multiples pressions auxquelles elle était sujette. « C’est un tsunami sur ta vie », nous rappelle-t-elle encore au téléphone lorsque nous la contactons il y a quelques jours pour saisir sa position par rapport au projet de loi sur le secret des affaires.

Céline s’y oppose. Pour faire entendre sa voix, elle a écrit une lettre adressée au sénat pour demander aux élus de voter contre le projet. Dans celle-ci, elle explique la nature de la réforme et cadre les mesures. Ce que le nouveau texte transpose en réalité dans la loi française, c’est : « une directive élaborée par les lobbies des multinationales et des banques d’affaires adoptée par le Parlement européen en juin 2016 qui vise à protéger les entreprises localisées en Europe contre l’espionnage industriel et économique. » Le mercredi 18 avril, en amont du vote au sénat, elle organisait un rassemblement à Agen pour protester contre le texte de loi. La représentation nationale de la CGT était présente avec un communiqué tiré de la lettre écrite par Céline qu’ils partagent à leur tour. Des représentants de la France Insoumise sont également présents. Malgré cette mobilisation, l’instance législative adoptait le même jour la proposition de loi sur le secret des affaires.

Ce que dénonce Celine Boussié dans cette loi c’est son caractère profondément liberticide du droit d’informer : « Pour moi, on est en route vers la dictature c’est la mort de la démocratie. On va dans le mur. » Selon elle, la loi structure et formalise les pressions qui existaient parfois déjà sur les lanceurs d’alerte. Une manière de démotiver le déploiement de la parole. La loi touche donc aussi bien les lanceurs d’alerte que les journalistes, les associations mais plus largement tous ceux qui veulent bénéficier d’une information libre : « Ce texte est un recul énorme sur nos droits et nos libertés fondamentales. Le droit à la liberté d’expression et d’information. Avec ce texte, des émissions comme celle d’Elise Lucet par exemple, ne pourront plus sortir. »

La nouvelle loi organise l’inversion systématique de la charge de la preuve : « Ça va être à nous de ramener la preuve que ce qu’on a dit est vrai. Pour moi, c’est à la justice de mener son enquête. Nous on œuvre pour l’intérêt général. On le fait parce que on a des valeurs morales et éthiques. » La présomption de culpabilité plane donc sur ceux qui parlent : « Si elles ne veulent pas qu’une affaire fuite, les entreprises pourront invoquer ce texte sur le secret des affaires. Plus rien ne pourra sortir et si quelque chose sort, il y aura des procès en diffamation ». Elle ajoute : « Les entreprises pourront se cacher derrière le fait que c’est un secret d’entreprise. »

L’ensemble des mesures du texte vont selon Céline dans une même direction : l’augmentation de la pression sur les potentiels lanceurs d’alerte. Des mesures qui poussent à l’autocensure par peur des retombées : « Mais comment veux-tu qu’aujourd’hui quelqu’un dénonce alors que les dommages et intérêts vont être colossaux ?! » Céline craint donc pour le futur des lanceurs d’alerte et rappelle leur importance : « Le travail du lanceur d’alerte est nécessaire et utile. Les échanges d’informations avec les médias sont des vrais plus. Sans nous, ils n’y auraient pas accès, et sans les médias, nous, on ne pourrait pas sortir nos dossiers. Des affaires comme la mienne, comme le Mediator, Lukleaks, UBS ou le Crédit Mutuel, avec la législation telle qu’elle va être faite, c’est fini. Et la population ne sera pas tenue informée.» 

Selon Céline, la protection des lanceurs d’alerte aujourd’hui n’est pas suffisante et c’est davantage là qu’il faudrait agir et légiférer : « Tel que le dispositif est conçu pour les lanceurs d’alerte aujourd’hui, il est inefficace. » Elle ajoute : « On est très mal protégé. Ce qu’il faudrait c’est une plate-forme qui prenne les lanceurs d’alerte du début de l’alerte jusqu’à la fin et qui les accompagne de manière juridique, sociale, financière et psychologique. » Elle regrette le manque de considération du point de vue des principaux intéressés dans les prises de décisions : « On parle des lanceurs d’alerte mais sans venir nous chercher. On parle à notre place et on ne nous demande pas notre avis. Ça n’est ni cohérent, ni crédible. »

Enfin Céline s’étonne de la direction que prend la France en la matière alors qu’au même moment au niveau Européen, la volonté inverse est exprimée : « L’Europe demande à protéger les lanceurs d’alerte sous certaines conditions (des entreprises de plus de 80 salariés etc.). C’est paradoxal, parce que au même moment, la France vote se texte du secret des affaires. »

Que reste-il comme levier d’action pour freiner la loi ? Céline est pessimiste, elle attendant un vrai réveil des citoyens qu’elle n’a pas vu : « Ça m’inquiète parce qu’il y a le secret des affaires mais je pourrais te parler de pleins d’autres sujets qui sont en train d’arriver en ce moment. C’est un rouleau compresseur. »

Elle conclut : « Ça serait à refaire, moi je le referais. Mais si on me demande de conseiller quelqu’un pour dénoncer… je réfléchirais à deux fois dans la manière de l’accompagner et à ce que je vais lui dire de dénoncer parce que je connais les risques. » A présent, elle écrit un livre sur son expérience en espérant qu’elle puisse servir à de futurs lanceurs d’alerte.

Gwendoline Rovai

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